« […] C’est pourquoi je crois devoir publiquement en appeler de l’oubli qui a frappé le nom d’un peintre particulièrement cher à Jarry et sans doute à Gauguin puisqu’il a vécu longtemps avec lui et qu’il le mentionne avec un vif intérêt dans ses lettres. Il s’agit de Filiger, dont nous savons, par une lettre du graveur Paul-Emile Colin à M. Charles Chassé1, qu’il rejoignit Gauguin à Pouldu en 1890 : « Nous étions là tous quatre : Gauguin, Filiger, de Haan et moi, installés au bord de la mer, à l’Hôtel de la Plage, seuls pensionnaires d’ailleurs chez la bonne Marie, brave fille qui vivait à peu près de nos modestes pensions. Filiger, chassé de Paris par « faulte d’argent », n’allait qu’à contrecœur en Bretagne, d’où il ne devait pas sortir… Je revois cette salle commune de la petite auberge solitaire au milieu des sables ; un plafond de Gauguin, motif : des oies, la décorait. Les portes étaient aussi décorées de peintures. Un grand tableau à tonalité bleue représentait Marie la Bretonne et son fils. Enfin, un jour Filiger, pour terminer la décoration de la salle, peignit en un trumeau la Vierge Marie d’après une petite gouache charmante comme il savait les faire… Je ne pense pas que vous obteniez quoi que ce soit de Filiger, si vous le retrouviez : il était fort gentil, mais si loin de toute notre civilisation, si au-dessus, dirais-je. » Ce serait déjà on ne peut mieux disposant, mais il y a autre chose. M. Charles Chassé2, avec qui – est-il besoin de le dire ? – je m’accorde si peu sur Jarry et sur Rousseau, mais à qui je n’en sais pas moins grand gré d’avoir retrouvé la trace de Filiger, perdue jusqu’à lui, le décrit comme « une des physionomies les plus énigmatiques qui aient jamais existé ». Pour mystique qu’il passât, M. Chassé incline à faire en lui la part du « pince-sans-rire » et il paraît, en effet, difficile de concilier autrement son refus d’entrer au Café des Voyageurs de Concarneau sous prétexte que ce n’est pas « un lieu digne d’un peintre » avec le souvenir de Louis Le Ray selon lequel il prônait comme apéritif un mélange d’amer Picon et d’eau de Mélisse des Carmes, qu’il appelait « boisson symbolique ». Il est, par ailleurs, à retenir que, dans les années qui précédèrent sa mort (en 1930 [sic], à Plougastel-Daoulas), Filiger était passé de ce mysticisme pseudo-chrétien à un « paganisme intégral ».
Il y a, disais-je, autre chose : que l’on ouvre le tome VI des Œuvres complètes3 d’Alfred Jarry à la rubrique « Critique d’Art » et l’on s’apercevra que le seul texte important – des deux qui y prennent place – est consacré à Filiger et est tout à sa glorification, ce qui, joint à la qualité de l’émotion qui y passe, justifie, au moins jusqu’à un certain point, M. Chassé de tenir ce dernier pour le « peintre préféré » du père… d’Ubu roi. Je dois me borner à citer, mais elle en dit assez long, une partie de la péroraison de Jarry : « Des deux éternels qui ne peuvent être l’un sans l’autre, Filiger n’a pas choisi le pire. Mais comme l’amour du pur et du pieux ne rejette point comme un haillon cette autre pureté, le mal, à la vie matérielle, Maldoror incarne un Dieu beau aussi sous le cuir sonore carton du rhinocéros. Et peut-être plus saint... Les démons qui font pénitence entre les longues côtes, semblables à des nasses, des bêtes, grimpent au ciel de leurs quatre griffes, seule marche aux chemins abrupts… c’est pourquoi définitivement l’art de Filiger le surpasse avec la candeur de ses têtes chastes d’un giottisme expiatoire ; il est très absurde que j’aie l’air de faire cette sorte de compte rendu ou description de ses peintures car : 1° si ce n’était pas très beau, à les citer je ne prendrais aucun plaisir, donc ne les citerais pas ; - 2° si je pouvais bien expliquer point par point pourquoi cela est très beau, ce ne serait plus de la peinture, mais de la littérature (rien de la distinction des genres), et cela ne serait plus beau du tout 4+5… »
Le très petit nombre des œuvres de Filiger qui ont été présentées au public, imputable sans doute à l’enfouissement de la plupart des autres dans la collection du comte Antoine de La Rochefoucauld (qui aida financièrement l’artiste durant des années), la pénurie de reproductions photographiques qui pourraient quelque peu suppléer à cette lacune et le manque de toute chronologie applicable à ce qui, de loin en loin, est montré me paraissent autoriser, de ma part, le passage à une note subjective.
« Devant le Cimabue du Louvre, a rapporté Julien Leclercq, Filiger s’extasiait surtout parce que les visages des anges y sont pareils à celui de la Vierge. » Je me souviens d’avoir attribué à la même cause mon premier émerveillement devant ce tableau. Il y a deux ans, j’ai pu acquérir à Pont-Aven une gouache de Filiger qu’on trouvera reproduite en planche 8 du présent ouvrage. Les huit arches supérieures, ainsi que le ciel autour des constructions, en sont bleu roi ; les chevaux d’un vert mousse un peu moins soutenu que la bande transversale, où ondule en ponctuation claire une ligne à motifs trifoliés. Rouge groseille les épis inférieurs, qui deux par deux flanquent une fleur couleur de la chicorée sauvage, le tout comme filigrané d’une couronne suspendue au-dessus d’un papillon… la symétrie n’est brisée que par le rameau qui se déploie de droite à gauche, de l’une à l’autre tour latérale verte, et, entre deux cœurs clairs, laisse pendre un fruit inconnu, d’un rouge voisin de celui des épis. J’ai beau savoir combien une telle description est vaine, je m’y laisse entraîner par amour : mon excuse est que rien n’a disposé sur moi d’un enchantement plus durable, ni ne s’est montré plus à l’abri des variations de mon humeur. On sait que Gauguin, en 1888, a peint pour Paul Sérusier une petite planchette qui est passée dans l’histoire de la peinture sous le nom du Talisman. Si ce titre n’était pas pris, pour ce Filiger – à peine plus grand – qui n’en a pas, c’est celui que je retiendrais.
Emile Bernard a pu dire que Filiger ne se devait « qu’aux byzantins et aux images populaires de la Bretagne » : je ne sais. Toujours est-il que, feuilletant un récent numéro de Sciences et Voyages où étaient dénombrées les seules fleurs qui, dans nos contrées, constituaient toute la végétation ornementale au moyen âge (perce-neige, primevère, pâquerette, narcisse, violette, muguet, ancolie, digitale, centaurée, campanule et églantine) je ne voyais que Filiger pour avoir fait revivre Grisélidis.
Ne fût-ce qu’eu égard au jugement d’Alfred Jarry qui s’est avéré si peu faillible dans ce domaine, souhaitons qu’une galerie – à défaut d’un musée national – s’emploie, quelles qu’en soient les difficultés, à mener à bien une exposition d’ensemble des œuvres de Filiger, de manière à ce qui, même tardivement, toute justice lui soit rendue. »
Octobre 1951
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