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« Je vous le dis, quiconque m’aura confessé devant les hommes, le Fils de l’Homme aussi le confessera devant les anges de Dieu. » Saint Luc, ch. XII.
C’est avec dévotion, avec un pieux respect qu’il faut aborder l’œuvre d’un des seuls peintres vraiment mystiques de ce temps, et devant les christs, les vierges, les saints qu’a su créer Filiger, la prière s’impose, toute haine disparaît du cœur, tout désir de polémique s’éteint ; il faut être extatique, et ne songer qu’au Dieu de paix et de pardon.
Et certes, il serait encore une fois bien tentant, le désir de rapprocher par la comparaison ces gouaches de Filiger, que l’on croirait faites par quelque bienheureux moine, et les infamies qui s’étalent soit aux bazars d’objets religieux soit aux salons annuels. Mais des écrivains ont déjà flétri le stock des « Notre-Dame-de-Lourdes » en fonte, des personnages en biscuit figurant dans les crèches de Noël, qui du sixième arrondissement sont exportées un peu partout, en Europe comme dans les chapelles néo-gothiques du Nouveau-Monde. Ils ont déjà vitupéré avec éloquence sur ces peintres sans talent aucun, qui affublent notre Seigneur d’une robe japonaise, ou qui dans leur pénurie imaginative ne trouvent rien de mieux que de barbouiller en de piteuses illustrations les scènes puériles des évangiles apocryphes. Aussi, par admiration pour l’œuvre de Filiger toute imprégnée de charité chrétienne, par déférence pour ce peintre qui, à quelques centaines de lieues de l’insane brouhaha du public « très parisien », vit dans la plus calme retraite, je ne voudrais pour rien au monde troubler son repos en clamant un légitime mépris pour toute la bande de pseudo-mystiques qui exploitent la badauderie et le mauvais goût des contemporains.

L’œuvre de Filiger est surtout abstraite, et c’est ce qui la rend très difficile à étudier et à analyser. Jamais son pinceau n’a tracé de scènes religieuses dans leur sens historique ou anecdotique. Il s’est plu à montrer des « figures » pieuses avec simplicité, sans recourir au vain décor d’une époque ni à l’entourage des milieux.
Quel enfantillage en effet de peindre, par exemple, la vie du Christ en essayant la reconstitution de mœurs lointaines, en recherchant les types et les costumes ! Importe-t-il beaucoup de savoir si les juifs du 1er siècle se vêtissaient de robes rayées de bleu, de rouge, ou simplement se drapaient en des lainages unis ?

Toutes ces préoccupations restent sans intérêt ; elles démontrent la faiblesse ou le manque d’inspiration intérieure des peintres qui, on ne sait trop pourquoi, s’adonnent à l’art religieux.
Mieux vaut, comme le fait Filiger, tirer un christ de son propre esprit, et en montrer naïvement la belle figure dans l’entourage des anges.
Le Christ aux anges est en effet une des pages les plus radieuses de l’artiste.
Au centre de cette composition, nous voyons le Christ. Ses yeux grands ouverts sont plein d’un majestueux étonnement. Il a les mains jointes, et semble implorer la clémence du Père pour le salut du monde. Si l’on fixe pendant quelques secondes ces yeux admirables, l’oraison aux lèvres, l’élan céleste au cœur, le sourire ineffable qui éclaire cette figure vous pénètre, tant cette tête divine semble vivre. Elle est véritablement celle de ce Christ, qui sans cesse aima, pardonna, et implora même pour ses bourreaux. L’œuvre est exécutée en une couleur mystérieuse, presque sombre. Même au milieu des anges, qui symbolisent le triomphe, Jésus regarde avec tristesse ; il semble toujours plaindre l’humanité.

Parmi les plus belles œuvres de Filiger, voici d’abord un Saint Jean Précurseur, puis une Sainte Famille. Saint Jean est dans un paysage idéal uniquement composé de « lignes ». Ici encore nous sommes loin des « Sain Jean » salonniers, sortes d’épileptiques prêchant au milieu d’un Sahara brulé par un soleil de plomb à un troupeau d’Arabes en burnous.
Le saint de Filiger, par la grande noblesse du visage, par le geste de sa main qui est celui de l’initiation prophétique, évoque toute la pureté de la loi nouvelle. Et la noblesse de maintien de cette figure surhumaine est noble comme la religion elle-même. Un homme essentiellement pieux pouvait seul créer d’aussi pieuses icônes.
Charles Filiger ressent son œuvre avant de l’entreprendre ; son œuvre est une prière, et il lui serait, je crois, impossible de dessiner ou de peindre d’autres êtres que les bienheureux du ciel.
C’est pourquoi, jusqu’ici son chef d’œuvre le plus complet fut cette Sainte Famille qu’aujourd’hui le Cœur a la joie incomparable de reproduire. Le Christ enfant, posé hiératiquement sur les genoux de la Madone enseigne lui-même la doctrine que saint Jean a préparée. Son profil est merveille ; il convie à lui seul vers l’adoration du Fils unique de Dieu, Dieu lui-même. A contempler pareille œuvre, j’estime le doute impossible. Elle est la foi même, la foi simple exempte de sophismes, débarrassée des ratiocinations de la philosophie et de la scholastique aride. C’est une imagination aussi belle que celle d’un petit enfant, aussi dénuée des artifices trompeurs du raisonnement qui a su créer cette Sainte Famille. Filiger a su enfin « trouver » une vierge originale. Elle, encore, élève l’âme au paroxysme de la croyance, tant son visage est bon, tant il est dégagé de toute matérialité.
C’est elle, la Vierge immaculée, aux yeux débordant de tendresse. C’est la Madone des humbles, des simples d’esprit qui prient en leurs litanies Marie immaculée et qui, à la fin du rosaire, invoquent de toutes leurs forces Marie conçue sans tâche.
Félicitons Filiger de sa pieuse audace. Il a innové une forme de vierge entièrement nouvelle – et la chose ne manquait pas d’être presque impossible en ces jours de calamité et de misère morale.
Elle n’est : ni la Vierge des mosaïques byzantines, ni la Vierge des vieux Florentins, ni la Vierge de Raphaël, ni la Vierge des Flandres. Moins terrible que la Vierge de l’Orient, moins angélique que la Vierge de Jean de Fiesole, moins humaine que la Vierge de Raphaël.
Elle n’est pas non plus la « Mère » par excellence, réalisée par Memling.
Elle est « la Reine de la bonté ». Sa forme est plus abstraite que celle de toutes les vierges des maîtres passés, et elle ne les rappelle en rien.
La main qui l’a tracée, guidée par Celui qui a dit : » Aimez-vous les uns les autres », a puisé l’audace dans sa naïveté même, et cette qualité est une vertu d’en-haut.
Les fabricants « religiosâtres » ne font que pasticher – indifférents en matière de religion – le type suranné des vierges des derniers jours de la Renaissance. – Ressassé depuis par des milliers d’imitateurs, abîmé de plus en plus par des générations matérialistes, il est devenu banal et ne suggère aucune émotion. Dans nos églises, dans les sanctuaires même où journellement de nombreux miracles appellent le monde à l’orthodoxe Fo, il se montre toujours semblable, toujours quelconque.
Aussi, pour en revenir à Charles Filiger, il fut illuminé par la grâce, le jour où il prouva dans un courageux élan qu’il était encore possible de de rompre avec une tradition qui n’était même celle de l’époque la plus croyante de l’humanité catholique.
La Vierge de Filiger est la personnification du « bon principe » qui sans cesse intercède, qui est le lien sacré entre l’homme égaré et le Dieu de justice. Elle est plus grande, plus magnifique dans son absence complète d’humanité terrestre que la plus belle des créatures, qu’avaient divinisé jusqu’à ce jour peintres ou sculpteurs.
Vouloir diviniser ce qui malgré tout reste humain, voilà la difficulté insurmontable où s’empétrèrent les artistes depuis qu’un vent de paganisme souffla, dès les premiers jours du XVIe siècle. Les vierges alors commencèrent à ne plus avoir rien de commun avec celles de la tradition purement catholique lorsqu’au nord Memling eut disparu et qu’au midi s’éteignirent les derniers Siennois.
À partir du moment où la forme humaine fut trop étudiée avec l’oubli de la synthèse, que le « rendu » inquiéta seul les artistes, des générations rapidement s’intoxiquèrent de rationalisme ; l’on confondit l’art avec la copie de la nature. La Vierge n’échappa pas au cataclysme général et, abaissée vers la terre, elle ne put être dessinée qu’assez vulgairement sous les traits de la jeune fille et de la jeune femme.
Le décor de la Vierge s’applique admirablement à ses saints paysages. Á une sélection de lignes choisies entre les plus belles pour représenter les figures divines, il fallait joindre l’âme d’un paysage, fait également de lignes immatérielles ; Filiger a donc placé ses saints personnages sur un fond d’arabesques, - de mer et de rochers dont il n’a voulu saisir que les directions, les formes générales, et peintes, au moyen de tons locaux s’harmonisant entre eux comme ceux d’une mosaïque ou d’un vieux vitrail.
Car Charles Filiger est également un maître paysagiste.
Ses cartons sont remplis d’études, et c’est miracle que de voir ce génal enlumineur interpréter la nature. Á son âme inquiète, les sites de la Basse Bretagne plurent davantage que tous les autres.
Sur des panneaux de papier gris, il colorie des arbres qu’il voit par grande masse, par silhouette parlante – des falaises dont la tonalité de pourpre foncé fait rêver à quelque « vaisseau fantôme » qui se serait brisé aux vieux rocs de l’Armorique.
Un de ses plus curieux paysages fut jusqu’ici la Maison du pendu, intense, navrant, d’une pitié sans bornes.
Dans un site, il ne voit que des lignes sans détails qui les absorbent. Elles se complètent, se balancent avec la plus rare harmonie. Au milieu de ces assemblages de lignes, il place par larges teintes des tons francs et profonds, des bleus pour les eaux, qui contrastent avec des ciels aux bords strontiannés, - des verts sombres, préférant l’olive et l’émeraude foncé s agréable pour les yeux par leur douceur laineuse, - quelquefois un aplat d’or vient jeter sa note claire et imprévue.
Les pierres, les rochers sont peints comme nous l’avons dit, avec les carmins foncés, les pourpres tristes comme les hululements de la chouette – la nuit – tristes comme les voix des bourdons du grand orgue lorsqu’elles commencent le « Kyrie de l’office des morts ». Qu’il la comprend bien, Filiger, cette immense pitié du catholicisme qui s’étend sur tout, sur les êtres comme sur la Nature !
Il la comprend, cette pitié unie toujours à la tendresse.
En partie religion pessimiste, puisqu’elle nie les joies terrestres et que sans interruption elle nous montre la mort inévitable comme terme suprême de tous nos actes, elle ne cesse pourtant de nous donner l’espérance d’une vie future, d’un bonheur nimbé de mystère. Ainsi, certaines peintures de Filiger sont, comme le catholicisme, faites de douleur et d’espérance. Ses teintes sont douloureuses par leur aspect de crépuscule attendri, mais jamais elles ne sont irritées. Elles sont un apaisement pour la pensée, elles calment l’âme comme le ferait pour une blessure du corps un baume composé de l’huile la plus odorante et de l’essence des pavots les plus blancs.
À Filiger, qui pria et priera toujours, il était impossible de ne point trouver par son cœur la figure même de la prière.
Deux fois il l’a réalisée.
L’une est de profil ; c’est un nu des plus chastes, figure humaine parfaitement simplifiée. Il nous montre ici la créature à genoux, les mains jointes, faisant au plus profond de son être une simple oraison. L’autre est une figure féminine vue de trois quarts. Elle encore est à genoux et joint ses mains longuement fuselées. - Mais elle médite plutôt qu’elle ne prie. Elle écoute du ciel les voix inspiratrices - sorte de sainte Geneviève ou de Jeanne-Lorraine, puisque à sa gauche, parmi l’enchevêtrement géométrique des cultures, des agneaux contribuent à l’ornementation de l’image. 
Après avoir compris la Vierge et saint Jean dans leur sens le plus ésotérique, ainsi il comprit la prière – cette vibration de l’être entier, cette absorption de soi-même dans l’au-delà – avec l’aide de quelques paroles qui font que l’on implore, que l’on pardonne et que l’on glorifie.
Charles Filiger s’est formé par lui-même, en n’obéissant qu’aux paroles vocatrices d’en-haut, qui parlaient à son âme.
Fils d’un dessinateur industriel, il acquit dès l’enfance cette sureté de main, cette précision absolue, qui sont deux de ses plus précieuses qualités matérielles.
Puis, il étudia quelques temps à l’atelier Colarossi, travaillant dès le principe d’une façon entièrement personnelle, et ne se rendant à cette académie que pour étudier le modèle suivant ses propres inspirations. De maître, il n’en avait guère besoin, puis qu’un Maître invisible lui dirigeait la dextre et lui formait le jugement. C’est à cette époque qu’il fit quelques études de nus au pointillé (sans doute au grand scandale des pions qui en ce lieu enseignaient mécaniquement leur formulaire).
Ces études, j’ai eu la joie de les voir chez M. Émile Schuffenecker. Le dessin en est des plus fermes, des plus serrés, les formes sont synthétisées et les menues macules de couleurs servent à couvrir des modelés larges.  
Peu après, le hasard (ou disons plutôt l’ensemble des affinités et attractions fluidiques, qui en rien ne sont du hasard, fit que Filiger rencontra Gauguin. Jusqu’alors, dans son extrême modestie, notre artiste n’avait pas songé une seule minute à faire profiter de la vue de ses œuvres, les épris d’art. Gauguin, ce puissant lutteur d’avant-garde, vit dans l’atelier de Filiger ses toutes premières études, la Prière et le Repos ; Ce fut sur le conseil de l’auteur de l’inoubliable Lutte de l’Ange que Filiger envoya au Salon des Indépendants ses « petites peintures » (ainsi qu’il les nommait lui-même).
L’année suivante, il exposa au XX à Bruxelles : le Motif sentimental, et deux paysages : la Maison du pendu et Simple paysage. Dès lors l’élite artistique connut et apprécia Filiger, ainsi que le méritait son talent.
Chez Tanguy, et dans la collection de chefs-d’œuvre que possédait le très regretté Albert Aurier, figuraient quelques-uns de ses tableaux. Au Salon de la Rose+Croix (à la galerie Durand-Ruel), il envoya six de ses gouaches : la Prière, la Vierge entourée de deux anges, la Vierge et l’Enfant Jésus enseignant, le Christ aux anges, le Saint Jean et une Tête de sainte. Il montra à la foule étonnée et à bien des doctes critiques, que l’art religieux existait encore.
Charles Filiger a su spontanément reprendre la tradition religieuse interrompue par trois siècles de paganisme, de philosophie et de plate libre-pensée. Il a su reprendre la tradition des Cimabuë, des Giotto et des derniers Siennois, qui luttèrent pour l’art mystique – cela avec une personnalité entière, car avec son sens très particulier des lignes d’angles et des courbes qu’il fait évoluer en des rythmes géométriques, avec des trouvailles de colorations inconnues jusqu’ici, il s’est bien gardé de l’imitation des autres – si tentante surtout pour celui qui s’adonne à l’art religieux.
Cependant avec les pieux moines qui aux siècles bénis du Moyen-Âge enluminaient des missels, il a deux points de commun : comme eux, il vit dans une retraite absolue et il sait prier. Il travaille avec la conviction d’accomplir une tâche sainte.
Je suis, me disait-il souvent, un moine manqué. » - Cette croyance à la fois à l’art et à l’au-delà est voisine du génie. L’Angelico lui-même la posséda lorsqu’il fit le Couronnement de la Vierge. Depuis longtemps déjà, Filiger est un véritable ermite, il s’est fixé près d’un des villages les plus perdus de la Basse Bretagne, au bord de l’océan. Sans tenir à produire fiévreusement comme la plupart de ses contemporains avides de gloriole, il apporte dans son labeur de chaque jour toute la conscience, tout le scrupule digne d’un religieux des temps passés.
Il quitte quelquefois ses petits pots de gouache et ses martes pour se livrer à la musique ; car pour cet être d’exception qui ne vibre que de sensations intellectuelles, la musique est une passion, un besoin. Il voue un culte sans borne à Jean-Sébastien Bach, dont au violon il interprète les œuvres. Et ma foi, les qualités de Bach ne se retrouvent-elles pas en Filiger ? Comme dans les fugues, les préludes et l’oratorio de la Passion, nous admirons en l’œuvre de Filiger la « ligne » irréprochable, où la science la plus subtile et la plus sévère sert de base à l’élan le plus radieux. Comme Bach, il est le paraphraseur de la religion, de ses plaintes amères, de ses espoirs déchirants.
Filiger œuvre à un Jugement dernier.
Ainsi il aura déjà écrit tout un poème chrétien vu à grands traits, développé sous ses phases principales. – Il montre : 1° la morale et la noblesse du dogme par le Saint Jean, par le Christ enseignant auprès de sa mère – 2° la pureté d’une des croyances mes plus Mystiques : par ses vierges – 3° la nécessité de la prière par ses figures orantes.
Le Jugement sera un enseignement de la justice suprême. Peut-être y verra-t-on à droite les bienheureux, ceux qui n’ont jamais douté, ceux qui, même au milieu des chutes, ont toujours cru, ceux qui dans leur vie terrestre n’ont cessé d’avoir un idéal abstrait – et à la gauche, destinés à la réprobation, à la descente vertigineuse et sans fin vers « les abîmes inférieurs », les pharisiens hypocrites, aux cœurs desséchés, ceux qui ont ri des choses les plus saintes, dans le mépris qu’ils avaient pour l’Art, cette manifestation éternelle du Verbe. »