« […] Lorsque je descendis devant l’auberge, une femme d’une trentaine d’années vint à ma rencontre ; elle était grande et forte, de tenue négligée. Ses cheveux noirs formaient comme un casque sur sa tête ; deux yeux noirs éclairaient un visage rude et énergique. Je me présentai comme un ami de Gauguin, de de Haan et de Sérusier ; cela parut lui faire plaisir, mais elle regretta de ne pas avoir une seule chambre de libre. Je lui dis que certainement il y avait bien une petite place dans la maison où je pourrais passer la nuit. Je n’avais pas besoin de grand-chose. Sur quoi elle disparut. Elle ne tarda pas à revenir, et me pria d’entrer dans la salle à manger. Les peintres Drathmann [Filiger] et Maufra se présentèrent à moi. A la mode bretonne, ils m’offrirent aussitôt un petit verre de liqueur qu’après l’expérience que je venais de faire, j’aurais volontiers refusé, puis je mangeais avec eux. Il fut convenu que, provisoirement, je dormirais dans la salle à manger jusqu’au départ d’un Anglais, de sa tante et de sa nièce, départ qui ne tarda pas. Au bout de quelques jours, on me donna une jolie petite chambre et je me sentis tout à fait chez moi. La patronne n’avait pas une passion hollandaise pour la propreté, mais elle avait bon cœur et faisait une cuisine excellente. L’air frais ne manqua pas son effet. Je respirai de nouveau et la vie de bohème recommença.
Le peintre Drathmann, homme court et gros, aux joues pleines, aux cheveux et à la barbe coupés ras, aux petits yeux bridés et à la grosse bouche sensuelle était une nature très complexe. Il était originaire d’Alsace-Lorraine et était de ces êtres malheureux qui, parfois, sous le poids de l’hérédité, ne peuvent s’empêcher de faire ce qu’ensuite ils regrettent profondément et réprouvent. De plus en plus mécontents et dépités de leurs faiblesses, ils se vengent finalement su eux-mêmes et sur la société, se livrant aux pires excès, cherchant à entraîner avec eux les autres à leur perte, et ceci pour leur propre tourment qui va croissant. Ce sont des gens qui souffrent horriblement mais en pure perte, car leur amour-propre et leur orgueil restent intacts et ce n’est souvent qu’à la dernière heure que du fond de leur détresse ils lancent à Dieu cet appel qui, contre toute attente, leur ouvre les portes du Ciel. Des camarades de ce genre peuvent être très nuisibles, mais ils peuvent avoir aussi une influence fort utile. Ils possèdent le plus souvent de grandes qualités de cœur et d’esprit, ont beaucoup d’expérience, ont éprouvé bien des choses dans leur vie, et beaucoup réfléchi. Ils ont souvent aussi beaucoup aimé et même gaspillé leur amour, car ils sont en général des gaspilleurs. Ils donnent beaucoup mais ils ne donnent pas bien, car ils donnent souvent ce qui ne leur appartient pas, et même se livrent eux-mêmes par un amour mal compris. Se ces gens sont des peintres, ils cherchent alors à compenser la disharmonie de leur âme par la création artistique, mais comme ils n’ont pas un excédent de force vitale, toute œuvre qui sort de leurs mains laisse son auteur plus pauvre encore et plus vide qu’il n’était auparavant. Comme ils sentent qu’ils manquent de force ils ont recours alors aux stupéfiants, à l’alcool, à la morphine ou à l’opium, parce qu’il leur est insupportable, après l’exaltation où les amis la volonté de créer, de se sentir si dépourvus de vie et si pauvre d’esprit. Ils veulent de nouveau sentir la vie et pour cela ils boivent, crient, tempêtent, et discutent…. Seule la religion qui leur apporte la grâce et l’aide surnaturelle, qui les pousse à se reconnaître eux-mêmes et à s’humilier, qui leur sonne l’esprit de prière et par là leur rend la force, peut guérir ces malheureux. Elle seule peut les rendre modestes, en faire d’honnêtes travailleurs, qui, par un sage usage de leurs forces et de leurs dons limités, arrivent, eux aussi, à être utiles au prochain et même à l’édifier.
Drathmann produisait très peu, mais je connais de lui quelques petites gouaches très belles ; ce sont surtout des peintures religieuses, rappelant beaucoup les œuvres des byzantins et des primitifs italiens, mais de sentiment cependant tout personnel et tout moderne. Il était, de nature, foncièrement catholique, en ce sens qu’aucune autre croyance ne lui eût convenue. Il avait le catholicisme dans le sang comme tant de Français, même quand ils affirment avoir leur propre conception des choses religieuses et en vont rarement ou jamais à l’église. Il parlait souvent de l’Eglise catholique, tantôt avec amour, tantôt avec mépris, mais jamais il n’a cherché à me convertir. Lorsqu’il apprit que je m’étais fait catholique, il me gronda dans une lettre, disant que ma foi protestante valait la foi catholique. Il ne savait pas, certainement, que jamais je n’avais été protestant : je n’appartenais en réalité à aucune secte religieuse.
Celui qui n’a pas une foi établie sur la révélation divine se perd facilement dans la matière, désespère d’arriver à reconnaître la vérité, devient sceptique, ou, tel un roseau, se laisse emporter à tous les vents des opinions humaines (Eph. 4.14). Ce fut mon cas. Les idées et les épanchements de Drathmann me jetaient de côté et d’autre, mais par bonheur, me poussaient plus du bon côté que du mauvais. Il m’a révélé bien des choses de la vie et de l’art qui jusqu’ici se sont confirmées. Il me considérait comme son disciple et me témoignait l’amour du maître.
À la mi-octobre, Le Pouldu devint tout à fait désagréable ; la plage déserte et balayée par le vent, la côte sauvage et inhospitalière, le désordre de la maison de Marie Poupée me chassèrent. Un matin, je pris congé de Drathmann et de Maufra, de mon hôtesse, et de son enfant, et partis sur une charrette à deux roues pour Quimperlé et de là en chemin de fer pour Paris.
[…] Sans avertir le père [le père Le Texier qui le guidait], sans même lui dire où j’allais, je pris le train pour Quimperlé, et de là me rendis à pied au Pouldu pour passer de nouveau huit jours avec Drathmann dans cette auberge de Marie Poupée où l’on menait toujours joyeuse vie. « Le désir de me faire catholique finira bien par me passer » me disais-je.
Il sembla en effet les premiers jours que j’allais ne pas écouter les avertissements pleins d’amour de la grâce divine. L’ami Drathmann, toujours heureux d’avoir un auditeur patient, ouvrit les écluses de son éloquence et déversa sur moi les eaux abondantes de ses aphorismes philosophiques. Il se complaisait dans les idées paradoxales. Il fallait, disait-il, aller jusqu’au bout en toutes choses, alors seulement on était un véritable artiste. Pour lui, les barrières bourgeoises et morales n’existaient pas. Il n’avait qu’un souci : créer quelque chose de beau. Les idées de Drathmann tendaient peut-être à son insu, à célébrer la peinture comme une déesse à qui on pense nuit et jour, pour qui, du moins de temps à autre, on travaille jusqu’à épuisement, pour qui on accepte de mourir de faim, de veiller et de s’éreinter, et qui, en retour, donne le privilège de se livrer à toutes sortes de désordres, de débauches réelles et de vilenies dissimulées sous l’apparence de la vertu, telles que de traiter de suicide toute répression des passions, de faire des largesses avec l’argent des autres sans jamais le rendre, de combler de présents et d’attentions les canailles et les filles, d’excuser le manque de caractère et de se perdre au lieu de donner.
Mon ami mettait trop uniquement toute la valeur morale d’une action dans l’intention qui la dictait. Il oubliait que le « bien » doit être bien fait, et tendre à un objet digne. Pour un novice en matière morale, comme l’étais, il n’était guère facile d’établir une différence entre ces vertus apparentes et les vertus réelles. Heureusement que par instinct je choisissais généralement un objet digne de mes sentiments, et alors les propos absolus de mon ami m’étaient d’un grand secours : beaucoup du bien que j’ai fait est dû à son influence.
Ainsi, la cigarette ou la pipe à la bouche, la bouteille à la portée de la main, l’estomac satisfait et la plupart du temps mollement étendu de tout son long, les journées se passaient fort gaiement pour moi. Quelque chose de grave faillit arriver. Un jour que nous étions plongés dans une conversation profonde, la tentation vint à nous, mais elle était trop balourde, notre sentiment esthétique en fut blessé, ce qui nous sauva. – L’heure vint enfin où je pris congé de Drathmann et de Marie Poupée, pour retourner à Saint-Nolff. » |