« La banalité de la mode étant à qui parle d’art de répondre qu’il vaut mieux vivre (ce qui serait peut-être admirable si compris, mais tel quel, sans plus de conscience, gratté de la table de Faust, se redit depuis bien longtemps), il est permis, nos serfs pouvant suffisamment cette chose, d’exister dès maintenant en l’éternité, d’en faire de notre mieux provision, et de la regarder chez ceux qui l’ont su mettre en cage, surtout discolore de la nôtre. Et nous déroulerons ces notes sur Filiger parce qu’après tous les peintres « parisiens » il est agréable d’en voir un qui s’isole au Pouldu ; parce qu’il montre présentement une sainte Cécile avec un violon et trois anges, et que cela est très beau ; parce qu’il nous plaît ainsi ; parce qu’enfin c’est un déformateur, si c’est bien là le conventionnel nom du peintre qui fait ce qui EST et non – forme soufflée dont il se dégangue – ce qui est conventionnel.
L’être qui naît donne à son corps, germe sa forme parfaite, baudruche de son âme, la sphère : puis le voilà parti en différenciations rameuses et compliquées, jusqu’à ce que, le beau ressouvenu, il livre derechef en sa primordiale (ou une pareille) sphéricité. Tels presque déjà il y a soixante-neuf ans le Dr Misès avait défini les anges. Deux diètes se peuvent : l’embryon non gravé irradie en toutes directions, et au bout du temps, biotermon de l’œuvre année scolaire, sera génie, ayant tout en lui réel ; - et ceci n’est qu’illusion, car il est mémoire-. Plutôt, ayant tout vu, senti, appris, il s’en déleste par l’oubli, qui est pareillement mémoire, et de la synthèse du complexe se refait la simplicité première (Filiger, Bernard…), uniprimauté qui contient tout, comme l’un insexué engendre tous les nombres, portraiturant de chaque objet au lieu de la vie l’être, ou synonymes, le principe de synthèse (incarné particulier), l’idée ou Dieu.
La simplicité est harmonie. L’inanimé, simple parce que mouvement est différenciation (autres synonymes : vie, non-existence, tendance à l’humanité), repose en cette beauté et harmonie. C’est l’œuvre de Dieu qui reste statue, âme sans mouvements animaux, toile ou liège où l’artiste pique et collectionne le vol arrêté d’une des faces du phare tournant. C’est pourquoi : « Ne faites jamais ni pleurer ni rire vos figures », disait Filiger devant les Sirènes chantantes (d’un art différent, valable aussi) d’Eric Forbes-Robertson. Cette attention donnée, tous les hommes seraient beaux et quelques femmes.
L’animal, chrétiennement laid (il n’a pas notre âme), s’élève jusqu’à l’homme quand il l’accompagne emblématique. L’emblématique est faculté. Un lion et saint Marc. Ecartons les bêtes des évangélistes : la tête auritée du cabri de la sainte en prière. – Les fleurs sont toujours inanimées, harmonieuses et emblématiques…, les plus « communes » plantes. – Quelle splendeur de plafond décorante que les pétales du scarabée, d’un chou, rose métallique, infinis concentrés, filigrane de reliquaire de cuivre… peinture de moine avec des couleurs venues en écaille de pays étranges, étendues respectueusement aux sarcophages – comme la mort colle les yeux qu’on ferme – d’éternité pour l’éternité.
Toute théorie étant fausse parce que théorie, n’en exposons pas – ou plus – de l’art de Filiger. Disant que tout est beau dans la nature, il oublie que tout est beau pour quelques uns seuls qui savent voir ; et que chacun du moins élit un beau spécial, le plus proche de soi ; et en cette nature de Pont-Aven et du Pouldu le va distiller comme un cheval d’Espagne en l’entonnoir d’un lys au pollen du fourmillion.
Ainsi : Seguin les paysannes de Trégunc, les silhouettes de danseurs de gavotte et joueurs de biniou, les hauts arbres et lombrics de la route de Clohars, - O’Conor les modèles suggérés, à l’heure de la sieste, par les passants locaux de la place triangulaire, dédain un peu du choix, par croyance que le peintre, hors du temps, n’a que faire du lieu et de l’espace ; - Filiger les Bretons résignés, ovale presque losange, encadrés aux portes de verdure des fermes et des noces, fait pour le supplice dont ils ne bougeront pas, qui donc ne fanera pas ces lépidoptères (je les trouverais bien plus beaux crucifiés – et qui sait ? ils portent tous tout le crucifiement au cœur de leur face immortellement immobile). Il est vrai (très) que l’éternel est recélé en chaque particulier, que chaque particulier est l’éternel avec quelque épiderme de masque, et que j’aime mieux l’artiste qui, au lieu d’éternel abstrait offert, se contente d’accentuer – si peu – l’éternel âme versé du ciel et de la mémoire dans ces transparents corps de contingence. Tels les anges d’Albert Dürer expriment au cristal coulé le sang du botrus crucifié, et l’Imagerie l’heureuse bénédiction de l’arc-en-ciel foré par la lance aux toits des maisons.
Point de louanges pour Filiger, la meilleure étant pour lui celle des Paysans qui, après l’admiration des Georgin : ou Notre-Dame-des-Ermites en sa baraque-salon drapassementée de toiles rouges – ou saint Claude carossé et mitré, marchant au-dessus des églises – ou le christ aux évangélistes, fleuri parmi les palmiers –ou saint Blaise et saint Guérin, symétriques Alexis des épizooties – et tous les christs sous les fonds d’aurores, de crépuscule, d’air et de mer ou de crêpe, - disent : Ce qui vous faites est encore plus beau. – (Tant pis pour qui ne sait d’Epinal que son cru fatras superficiel, non son unique, lorraine ou allemande, vérité et excellence).
On connaît la sainte couchée entre les pages, longues comme ses mains, de l’Idéalisme de M. de Gourmont, et les deux têtes, Christ et Vierge, enluminure du Latin Mystique. – le Jugement dernier s’élabore, mais il faudrait presque qu’il ne fût point fini, car le prétexte sera lors mort de créer des faces d’anges ou de damnés, chevelues de flammes ou de rayons ; et nous n’aimerions plus, forcés au changement, l’image où Georgin couche la lame sonore de son verset sur la tête de mort en bois, sonnant à tous les champignons noirs subitement fermés des dalles : « Levez-vous, morts, et venez au Jugement.» – En attendant l’étonnement de la trompe finale, ce mois : sainte Cécile et son violon : sur le ciel bleu d’arrosoir d’or et l’arche-cadre des croix ornementales, le bras de la sainte ou le sexe hésite, peut-être main de l’ange mêlée à la sienne, union ou communion. L’encens de sa tête brûle sur la patène orfèvrerie de son nimbe. Déjà vous avons vu chez le Barc de Boutteville aussi le profil d’adolescent, mystique et sensuel de son sang brun – la pure figure au trait, et l’eau-forte de Seguin, frondaison enluminée et translucide de nervures d’or – Et des triptyques, des anges et des trinités plus belles et que l’on cèle.
Mentionnons pourtant deux de ces visions encore inconnues : l’une parce qu’elle n’est point terminée (qui rejoindra un de ces jours la Sainte Cécile chez le Barc : une famille de Bretons, des figures plus grandes qu’à l’ordinaire) ; l’autre sur une lettre à M. de Gourmont, voici deux ans, un bien vrai Filiger : je découpe deux morceaux au hasard de l’encadrement, car on sait que Filiger, œuvres assez reconnaissables, les aime signer en plus sur la bordure (j’ai gardé sa ponctuation rythmée de lied) :
« la petite vierge en tête de ma lettre a été faite à votre intention, voilà quelques jours déjà… Vous voyez que je n’ai pas attendu de recevoir de vos nouvelles pour penser à vous ? Elle chantera, une fois encore, à vos oreilles les noms immortels de Duccio et de Cimabuë – ces noms qui vous sont chers ! – Je suis loin, bien loin de ces génies, mais Dieu a peut-être mis quelque chose, de leur cœur en moi ?
…Le trouble, ou la passion que je ressens devant mon travail, m’engourdit souventes fois l’esprit et les membres au point de me laisser dans le désœuvrement pendant plusieurs jours ; mes mains ont comme peur de toucher au Rêve, et pourtant il nous faut bien descendre, par charité pour nos semblables, jusqu’à la peine d’atteindre la réalité du Rêve. »
Des deux éternels qui ne peuvent être l’un sans l’autre, Filiger n’a point choisi le pire. Mais que l’amour du pur et du pieux ne rejette point comme un haillon cette autre pureté, le mal, à la vie matérielle. Maldoror incarne un Dieu beau aussi sous le cuir sonore carton du rhinocéros. Et peut-être plus saint… Les démons qui font pénitence entre les longues côtes, semblables à des nasses, des bêtes, grimpent au ciel de leurs quatre griffes, seul marche aux chemins abrupts !!. C’est pourquoi définitivement l’art de Filiger le surpasse, avec la candeur de ses têtes chastes d’un giottisme expiatoire.
1° si ce n’était pas très beau, à les citer je ne prendrais aucun plaisir, donc ne les citerais pas ; - 2° si je pouvais bien expliquer point par point pourquoi cela est très beau, ce ne serait plus de la peinture, mais de la littérature (rien de la distinction des genres), et cela ne serait plus beau du tout ; - 3° que si je ne m’explique point par comparaison – ce qui irait plus vite – c’est que je ne fais point à ceux qui feuillettent ces notes le tort de croire qu’il leur faut prêter courte échelle…, – Et plutôt que toute dissertation sur Filiger remirons-nous en l’ivoire des faces et des corps de sa sainte famille, reproduite au Cœur, et dont je n’ai point parlé, car c’eût été très inutile ». |