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Il semble que ce soit la lecture de l’ouvrage de Charles Chassé, Le mouvement symboliste dans l’art du XIXe siècle publié en 1947 (Librairie Floury, Paris) qui fut le point de départ de l’étonnant intérêt d’André Breton pour la vie et l’œuvre de Charles Filiger. Pour la première fois dans un ouvrage, malgré le fait qu’il n’ait pu le rencontrer, l’auteur dresse en quelques pages une biographie du peintre totalement oublié1. Bien qu’en désaccord avec les thèses avancées par le critique d’art, Breton tire profit des informations nouvelles qu’apporte cet ouvrage, en particulier à propos de Filiger.
Breton s’intéresse depuis toujours à Gauguin qu’il classe dans plusieurs de ses écrits parmi les peintres majeurs, aux côtés de Seurat, Redon, Picasso ou Rousseau2. Il fait siennes les paroles du peintre : « Les impressionnistes cherchent autour de l’œil et non au centre mystérieux de la pensée »3. Il connait certainement les travaux de Chassé qui, le premier, en 1921, a publié une étude à propos de l’Ecole de Pont-Aven, (Gauguin et le groupe de Pont-Aven, Librairie Floury, Paris)4. Pont-Aven et Le Pouldu se trouvent à proximité de Lorient où il séjourne presque chaque été.
« En visitant en 1949 à Paris les expositions Gauguin et ses amis à la galerie Kléber (onze gouaches de Filiger) ou Eugène Carrière et le Symbolisme à l’Orangerie (trois gouaches), il a sans doute vu pour la première fois des œuvres de ce peintre mystérieux. Cette même année 1949, André Breton achète sa première gouache, le Paysage symboliste. Pourtant l’année suivante, bien que séjournant en Bretagne à Paimpont, il semble qu’il n’ait pas fait le déplacement jusqu’à Quimper pour voir l’exposition « Gauguin et l’Ecole de Pont-Aven » où est présenté un ensemble significatif de quatorze œuvres.

Mais certainement André Breton connait déjà Filiger à travers Jarry. Ce dernier, après avoir rendu visite au peintre au Pouldu en 1894, a publié à son retour une étude dans le Mercure de France (« Filiger », septembre 1894, pp. 73-77), son seul article important de critique d’art. Jarry est avec Rémy de Gourmont le fondateur en octobre 1894 de L’Ymagier, une revue consacrée à la gravure sur bois qui accueille dans son premier numéro une gravure de Filiger Ora pro nobis. En 1951, Breton, qui s’intéresse à Jarry depuis 1915 (il publie un premier texte dans Ecrits nouveaux de janvier 1919), écrit une étude, « Alfred Jarry, initiateur et éclaireur ; son rôle dans les arts plastiques » publié dans le revue Arts du 2 novembre. Cet article sera repris dans La Clé des champs en 1953 (Les Editions du Sagittaire, pp. 260-261). Il accorde à Filiger la majeure partie de cet article et y reproduit le Paysage symboliste qu’il a acquis en 1949.

Saint-Pol-Roux aurait pu parler de Filiger à André Breton. Ce dernier lui a rendu visite à Camaret en 1923 (il lui dédicacera Clair de terre) et ils se retrouveront le 2 juillet 1925 pour le fameux « banquet » que les surréalistes lui offrent. Saint-Pol-Roux connait Filiger et il fera même le déplacement jusqu’à Plougastel en 1925. Mais il est probable que les discussions entre les deux écrivains n’aient pas porté sur la situation du peintre.

Les années suivantes, André Breton s’emploie à constituer une collection. Il rencontre Jean Le Corronc à Lorient. Ce sculpteur-ébéniste s’est installé à Pont-Aven en 1905. Il est tout à la fois décorateur, antiquaire et organisateur d’expositions dans les salles du moulin de Rosmadec, transformé en salon de thé et crêperie. Il y expose des peintures et dessins des peintres qu’il connait comme Jourdan, Sérusier, Slewinski ou Filiger, autour de ses meubles et sculptures vieillis artificiellement. Il est en relation avec Filiger lorsque celui-ci demeure à Trégunc. Puis Le Corronc se retire à Lorient où André Breton le rencontre (dans son texte sur Jarry, André Breton signale qu’il est une des rares personnes qui puisse parler de Filiger).
André Breton connait également l’historien de l’art et critique Charles Chassé. Celui-ci a rencontré à Plougastel-Daoulas vers 1940 la famille Le Guellec qui a recueilli le peintre. Sans doute ainsi André Breton a-t-il retrouvé la trace des Le Guellec.
Il se rend à Plougastel-Daoulas en 1953 et entre en contact avec Mme Le Guellec, épouse de Jean. Il lui achète des notations chromatiques et reçoit en don un dessin et quelques « papiers » qui sont demeurés là à la mort de Filiger en 1928. Par son intermédiaire, il entre en 1954 en relation avec sa cousine Marie-Thérèse Le Goff à Toulon. Cette piste est intéressante, car elle possède des œuvres anciennes provenant de son oncle l’abbé Henri Guillerm de Trégunc, qui a connu le peintre. A l’occasion d’un séjour à Ramatuelle en compagnie de Toyen entre le 29 mars et le 19 avril 1954, Elisa Breton lui rend visite et lui achète trois gouaches5.

En 1956, André Breton achète cinq numéros dont le lot comprenant le cahier de croquis à la vente à Drouot de l’atelier et de la collection du peintre de l’École de Pont-Aven, Roderic O’Conor à Drouot. Il acquiert aussi directement des œuvres auprès de Paul Cailac qui était l’experte de cette vente.

En 1957, un article de Jean-Louis Bédouin intitulé « trop d’honneur » dirigé contre Odilon Redon à l’occasion d’une exposition à l’Orangerie, est illustré d’un Moreau, d’un Munch et du Cheval blanc de l’Apocalypse sans qu’il soit fait mention de Filiger dans le corps de l’article.
Cette même année parait l’Art magique (avec le concours de Gérard Legrand, édition du Club français du Livre). Breton y évoque de nouveau Filiger à deux reprises. Il écrit dans l’introduction générale : « Alors que le post-impressionnisme après Seurat, l’école de Pont-Aven sans Gauguin (en en exceptant Filiger, dont la ligne impeccable évoque, sur le plan poétique, celle de Germain Nouveau) entrent dans la voie des concessions, soit au réalisme primaire, soit au spiritualisme de stricte obédience, et connaissent un déclin rapide […]. ». Puis il décrit Filiger dans son texte consacré à Henri Rousseau et Paul Gauguin comme « l’émule plastique de Corbière et même du Germain Nouveau des Poèmes d’Humilis, qui retrouve dans les fleurs des landes et les frustes griffons d’églises armoricaines l’extrême lointain d’une religion tellement exténuée qu’elle redevient sorcellerie » (avec la reproduction d’une notation chromatique lui appartenant6).
En 1953, les poésies complètes de Germain Nouveau (1851-1920), redécouvert grâce aux surréalistes, viennent d’être éditées pour la première fois. La vie de cet ami de Rimbaud n’est pas sans évoquer celle de Filiger. A partir de 1891, après avoir quitté son emploi de professeur de dessin et avoir été interné quelques temps à l’hôpital Bicêtre, Nouveau mène une vie de clochard à Paris ou de vagabond et pèlerin à travers l’Europe, vivant de l’aumône, menant une existence ascétique, refusant de publier sa poésie, dont l’œuvre mystique la Doctrine de l’amour publiée sous le pseudonyme d’Humilis. André Breton a sans doute comparé les vies de Filiger et de Nouveau, et leurs relations respectives avec Gauguin pour la peinture et Rimbaud pour la poésie.

André Breton va de nouveau faire référence à Germain Nouveau dans une préface écrite en 1958 pour la galerie Le Bateau Lavoir de Mira Jacob à Paris. Elle a valeur de manifeste de l’exposition de dessins symbolistes. L’écrivain a imposé à la galeriste des Filiger et sur les cinq exposés en a prêté trois de sa collection (Le Cheval blanc de l‘Apocalypse, Salomon 1er roi de Bretagne et le cahier d’études). Les autres œuvres sont la Prière et le Portrait d’Émile Bernard. André Breton écrit : « Un autre objectif de cette exposition était, de l’amalgame qu’offrent des écoles comme celle de Pont-Aven et le néo-impressionnisme, de dégager les personnalités les plus significatives. En raison de ce que pouvaient lui devoir le « synthétisme » et le « cloisonnisme », on ne pouvait en excepter Emile Bernard, malgré ses reniements ultérieurs, ni, quand bien même il eut versé plus tard dans le poncif religieux Maurice Denis qu’en 1888 on voit recueillir avec ferveur des mains de Sérusier le « Talisman » de la couleur pure. Toutefois, de Pont-Aven émergent entre toutes l’œuvre de Filiger, portée d’un bout à l’autre par les mêmes ailes que « le Cantique à la Reine » de Germain Nouveau, et, à quelques fléchissements près, celle de Sérusier », de qui la spéculation théorique (A.B.C. de la peinture) introduit sans hiatus à celle de Kandinsky (De la spiritualité dans l’art) ». Ce texte sera repris dans Le Surréalisme et la peinture, aux Éditions Gallimard (1965), sous le titre « Du symbolisme ». Sur les cinq illustrations figurent trois reproductions d’œuvres de Filiger, Paysage de Bretagne, Composition symbolique (c’est-à-dire l’Architecture symboliste de sa collection) et Notation chromatique (de la collection Mira Jacob, aujourd’hui au musée des beaux-arts de Quimper, n° 46).
En février 1959, André Breton passe deux semaines dans le midi et en profite pour rendre visite à Marie-Thérèse Le Goff à Toulon. Il lui achète cinq nouveaux Filiger. Il écrit à son retour le 4 mars à Charles Chassé (Fonds Chassé, archives départementales du Finistère, Quimper, 97J1012) : « Je viens de passer deux semaines dans le midi […] et j’en ai profité pour rendre visite à une cousine de Madame Le Guellec, de Plougastel, à qui ma femme avait déjà pu acquérir trois petites gouaches de Filiger. Cette fois nous avons pu encore en ramener trois (dont une « Notre-Dame-des-Ermites »), ainsi que l’étude au crayon pour le portrait d’Emile Bernard que vous connaissez et une émouvante évocation de chardons bleus, datée du Pouldu 1890. J’espère bien vous les montrer quelque prochain jour. Chez M. Caylac, rue de Seine, j’ai appris que les œuvres qui passent en vente le 16 mars seront visibles dès lundi prochain. Je suis très avide de les voir ». Il s’agit de la vente en deux vacations de la collection Marie Henry du Pouldu. Mais il n’achètera que la gravure de Seguin d’après Filiger alors que onze gouaches et une céramique de cette insigne collection sont présentées, sans doute en raison des prix considérables que commencent à atteindre certaines pièces et de la présence de collectionneurs d’œuvres de Filiger.

Dans Le Surréalisme et la peinture, il fera une autre fois allusion à Filiger dans le texte consacré à « Henri Rousseau sculpteur ? ». A propos de Jarry, il écrit : « De même que, de toute l’école symboliste de 1890, il sut distinguer et mettre hors de pair Filiger » (p. 368, note 2).
Malheureusement en raison de désaccords avec Mira Jacob, fondatrice de la galerie du Bateau Lavoir, il ne prêtera pas d’œuvres de sa collection à l’exposition « Filiger » de 1962, la première exposition personnelle, qui sera reprise l’année suivante à The Reid Gallery à Londres.

Finalement André Breton aura réuni vingt-sept gouaches et le carnet de croquis, la gravure de Seguin, huit lettres à Schuffenecker et divers souvenirs provenant de la famille Le Guellec. Les familiers du 42 rue Fontaine ont tous en mémoire la série des Filiger disposés au-dessus de la commode en face de son lit et le Salomon 1er roi de Bretagne, accroché derrière son bureau sous le grand Miro7.
Cet ensemble, patiemment constitué en une dizaine d’années, a une place particulière au sein des multiples collections les plus diverses qui constituent le cadre de vie de l’écrivain et rythment son quotidien, lors de ses recherches aux puces ou dans les brocantes. Une dizaine de gouaches encadrées étaient accrochées sur les murs de l’appartement, le reste était précieusement conservé dans un dossier à l’apparence modeste. D’après Aube Élléouët et Jean-Michel Goutier, seul Filiger « bénéficiait » d’un tel dossier dans toute la documentation dont disposait l’écrivain8.

On ne sait vraiment ce qui intéressait le plus Breton chez Filiger. Etait-ce le personnage, un asocial à la limite de la folie, reclus volontaire, un oublié de l’histoire, comme Germain Nouveau ? Ou bien était-ce le mystique, proche des Peladan, Bois ou Saint-Yves d’Alveydre ? Ou bien cet étrange peintre, qui tente de lier images d’Épinal, gravures du XVIIe siècle, vitraux et enluminures du Moyen Age, art byzantin, Primitifs italiens et statuaire des chapelles bretonnes ? Ou bien ce Breton de cœur et d’esprit, bien qu’Alsacien d’origine, qui a tenté de comprendre la Bretagne comme nul autre ?
Alors que les premiers amateurs ne recherchaient que les œuvres de la période du Pouldu, dans le sillage de Gauguin, André Breton au contraire s’intéressera à tous les aspects de l’œuvre de Filiger, en particulier les « Notations chromatiques » qui sans nul doute lui ont fait penser à Saint Yves d’Alveydre.
Finalement André Breton a très peu écrit sur Filiger (comme il a très peu écrit sur Gauguin) alors que celui-ci a occupé une bonne part de son temps durant une dizaine d’année. Mais à cette époque il écrivait moins et la découverte lui importait plus. Il s’agissait d’une vraie quête, à la recherche d’un trésor.

 

1- C’est le peintre et graveur Paul-Émile Colin qui le premier parla à Chassé de Filiger qu’il avait connu au Pouldu. L’historien ne parviendra pas à rencontrer le peintre à Plougastel-Daoulas.
2- En 1915, il décore sa chambre à l’hôpital de Nantes de reproductions d’œuvres de Gauguin et écrira à plusieurs reprises à son propos.
3- « Du symbolisme », Le Surréalisme et la peinture, Gallimard, Paris, 1965, p. 360.
4- L’intérêt de Charles Chassé est alors très récent, car c’est après la vente d’une partie de la collection de Marie Henry à la galerie Barbazanges à Paris en 1919, qu’il écrit à cette dernière pour recueillir ses souvenirs et commence à s’intéresser à cette « Ecole de Pont-Aven » dont personne ne parle.
5- Cette information m’a été communiquée par Jean-Michel Goutier (communication écrite, août 2006). Marie-Thérèse est absente lors de la venue d’Élisa qui rencontre un homme dans la maison. Elle croit qu’il s’agit du mari, mais c’est sans doute le frère Henri Maurice Guillerm.
6- Dans la réédition de 1991 (édition Phoebus), est reproduite une « Notation chromatique » des collections du musée d’Orsay en dépôt au Louvre.
7- L’accrochage dans l’appartement n’était pas figé. Ainsi dans le film de Fabrice Maze, L’œil à l’état sauvage, tourné en 1994 (édition en DVD par Seven Doc), on distingue dans la chambre en face du lit les Chardons et la Madone aux vers luisants, au-dessus du lit le Salomon 1er roi de Bretagne, le Prototype de Jeanne d’Arc et une Notation chromatique et sur le mur opposé à la fenêtre le Portrait d’Émile Bernard.
8- Le philosophe Maurice Savin, familier du Pouldu, a écrit que Breton se promettait d’écrire un livre sur Filiger (note au musée de Pont-Aven), mais cela semble improbable, car, absorbé par les contraintes de la vie quotidienne, il écrivait peu à cette époque et avait été épuisé par l’édition de l’Art magique.